vendredi 31 juillet 2020

Le jour où la machine s’arrêta - Chapitre V : Les expériences

Pour vous accompagner durant tout l'été, le Gramophone Beuglant vous propose de lire une nouvelle de Gustave Boileau : "Le jour où la machine s'arrêta". Bonne lecture et à la semaine prochaine pour la suite !






Chapitre V : Les expériences

Tout en attaquant un morceau de pain à pleine dents, il récapitule les éléments dont il dispose. Il est parti un mardi matin, sous l'orage. A la suite d'un éclair tombé sur son fiacre, il a perdu connaissance et à son réveil, il constate que le temps s'est arrêté à quinze heures vingt-huit. Il n'a pas changé de lieu puisqu'il est toujours dans sa ville et il semble lui-même en bonne santé. De nombreuses questions se posent alors à lui : ce phénomène est-il définitif ou temporaire ? Est-il réversible ? Si oui, comment ? Aucune de ces questions n'a, pour le moment, de réponse. Mais comme sa visite de la gare lui a donné quelques indices sur la date du phénomène, il se dit qu'en parcourant la ville il aura peut-être la chance d'en découvrir d'autres.

Après avoir achevé son repas, il repart en quête d'éléments de compréhension. La gare n'est guère éloignée de sa maison. Il décide donc de commencer sa quête par la visite de son domicile. Car un doute le tenaille encore, une question à cet instant encore sans réponse : est-il au milieu d'un monde qui s'est arrêté à l'exception de lui-même ou bien a-t-il été projeté dans un monde parallèle ? Si cette dernière hypothèse devait se vérifier, il devrait s'attendre à rencontrer son « double » du monde parallèle.

C'est ce besoin de vérification qui l'entraine chez lui. La journée est radieuse, comme une belle journée de printemps. Le type de journée qu'il apprécie particulièrement. Une journée agréable où l'on prend plaisir à sortir, même pour son travail, où la clémence de la météo vous communique sa bonne humeur. Alors qu'il remonte le boulevard qui l'amène à son hôtel particulier, il se remémore son dernier rendez-vous de travail, ses derniers contacts avec ses clients. Son humeur se fait plus joyeuse, mais l'arrivée devant sa maison le ramène a plus de gravité et d'angoisse.

Que va-t-il trouver en entrant chez lui ? Son épouse sera-t-elle là ? Sera-t-elle aussi figée ? Il pose une main tremblante sur la poignée de la porte. Son rythme cardiaque s'accélère. Il redoute ce qu'il va trouver à l'intérieur même si, en fait, il s'imagine trouver sa petite famille figée dans des attitudes de la vie courante. Il monte les deux marches amenant à la porte d'entrée. Avant d'abaisser la poignée il tape à la porte comme dans l'attente d'une réponse qui le soulagerait et le délivrerait. Mais bien sûr, ses coups n'émettent aucun son, pas plus qu'il n'obtient de réponse. Il abaisse la poignée. La porte est fermée. A cette saison, la porte arrière de la maison donnant sur la terrasse est très souvent ouverte. Il fait le tour du jardin et constate en effet que la porte est ouverte. Il entre dans la maison. Comme partout, il y règne un calme inquiétant. Ne trouvant personne dans le salon, il continue son exploration jusqu’à la chambre à coucher où il trouve son épouse, elle aussi figée. Elle est en sous-vêtement et visiblement en train de se changer. Il s’arrête un instant, s’assoit sur le lit et contemple celle qu’il aime depuis toujours. Une bouffée de tendresse l’envahit.

S’est-elle rendu compte de sa disparition avant que ce monde se fige ? Prestement, il se lève et se dirige vers son bureau à la recherche d'un élément indiquant que l'on a commencé à le chercher. Il regarde le courrier cherche un mot manuscrit, une note, mais en vain. Pourtant l'horloge de la gare indiquait quinze heures vingt-huit. Le monde s'est donc arrêté à ce moment-là, soit bien après l'orage. S'il n'était pas rentré déjeuner ce midi, son épouse n'aurait pas manqué de le chercher ou peut-être même de partir à sa recherche. Mais comment le savoir ? Rien dans sa maison ne laisse transparaitre une telle quête. Cette absence d'information est frustrante.

Cette découverte le bouleverse car il prend alors conscience qu'il est seul. Il n'a plus sa confidente à qui il racontait tout, à qui il demandait conseil, sur qui il savait pouvoir s'appuyer dans les moments de doute. Seul. Il va devoir se débrouiller seul, comprendre seul ce qui lui arrive et s'en sortir seul.

Seul, seul, seul... Ces mots résonnent dans sa tête. Avant de reprendre sa quête il décide de vérifier que son fils est lui aussi figé. Il se rend donc à l'école toute proche, Mais elle ne se trouve pas précisément à proximité. Il commence à en avoir assez de marcher. Dès qu'il est dans la rue, il avise un vélo posé devant la devanture d'un magasin, et le prend. Il s'aperçoit que le vélo tient debout seul. Encore une des conséquences de ce monde figé. L'attraction terrestre ne semble pas avoir de prise sur les objets. Il suffit de poser le vélo droit sur ses roues pour qu'il tienne tout seul. S'il avait un instant il prendrait presque du plaisir à tenter un certain nombre d'expériences afin de connaître les réactions des objets et des choses de cet univers ainsi que leurs limites.

Mais ce n'est pas le sujet. Il enfourche le vélo et se dresse sur les pédales. Malheureusement, une fois de plus, les éléments ne réagissent pas comme il l'entendrait. Alors qu'il est debout sur les pédales le vélo reste immobile malgré l'énergie surhumaine qu'il développe. Le vélo ne  se couche pas par terre, ne tombe pas mais n'avance pas. Cela lui rappelle la sensation que l'on peut avoir dans certains rêves de vouloir avancer mais sans y parvenir. Il décide donc de laisser là le vélo et de continuer sa quête à pieds. Mu par un réflexe de l'autre monde, il range soigneusement le vélo contre le mur. A quoi bon ? Se dit-il une fois l'action achevée, j'aurais pu le laisser en plein milieu de la route, puisque rien ne serait venu le heurter.

Il marche donc un long moment avant d'arriver à l’école. Là encore, ses sens sont fortement perturbés par ce soleil qui, au bout d'une telle course, aurait dû décliner mais qui reste toujours immobile au zénith. Il enjambe la clôture de la cour et s'approche de la fenêtre de la classe. A travers la vitre il distingue sans peine son fils assis derrière sa petite table, l'air rêveur. En d'autres moments cette scène l'aurait attendri mais là, il ne peut retenir ses larmes. Il se laisse choir dans la cour de récréation, la tête entre les mains. Tout ce qu'il aimait, tous ceux qu'il aimait se trouvent devant lui mais dans un autre monde auquel il n'a pas accès.

Il est fatigué par sa course, par les évènements qu'il ne comprend ni ne maîtrise. Il s'allonge sur le sol, au doux soleil, et s'endort. Combien de temps reste-t-il ainsi ? Il ne le sait pas puisqu'à son réveil le soleil brille toujours et que rien n'a changé.

Reposé il décide de reprendre le contrôle de lui-même, de mettre de l'ordre dans son esprit et d'analyser de la manière la plus cartésienne possible ce qui lui arrive.

vendredi 24 juillet 2020

Le jour où la machine s’arrêta - Chapitre IV : La quête

Pour vous accompagner durant tout l'été, le Gramophone Beuglant vous propose de lire une nouvelle de Gustave Boileau : "Le jour où la machine s'arrêta". Bonne lecture et à la semaine prochaine pour la suite !






Chapitre IV: La quête

Sous les chauds rayons du soleil, il reprend la route en quête de personnes qui pourraient l’aider ou bien d’éléments qui viendraient étayer ses hypothèses. Il marche ainsi le long du  chemin tout en scrutant le paysage d’un œil anxieux. En fait, il ne sait plus ce qu’il souhaiterait le plus. Trouver d’autres éléments lui confirmant l’immobilité du monde dans lequel il évolue lui prouverait qu’il n’est pas fou et que sa déduction est juste. Trouver des personnes de chair et d’os, bien vivantes, lui permettrait peut-être d’obtenir des explications sur la scène qu’il vient de traverser ou bien lui confirmerait qu’il a été victime d’une crise de delirium…

La faim commence à se faire sentir. Georges regarde autour de lui mais il ne distingue rien de comestible. Pas d’arbres fruitiers, pas de baies connues, rien. Certains végétaux qu’il croise sont peut-être comestibles mais il ne veut pas ajouter ce risque à la situation qu’il vit.

Au loin se dessine un bouquet d’arbres, une haie et lui semble-t-il, une maison. Malgré la fatigue qu’il commence sérieusement à ressentir, il presse le pas comme pour en finir avec ce cauchemar.

Il n’est plus qu’a quelques dizaines de mètres de la maison. Il s’agit d’une petite ferme qui s’ouvre sur une cour. Il tend l’oreille, mais il n’y a toujours aucun bruit. Il se résout à frapper à la porte. Toujours pas de bruit. Que faire ? Continuer son chemin à la recherche d’une autre maison ? Georges n’en peut plus. Même le gravier sur lequel il marche ne crisse pas. Toujours ce silence envahissant. Il s’attend à se retrouver nez à nez avec un chien, mais il n’en est rien. Il contourne la maison et découvre, médusé, la confirmation de ses hypothèses : un paysan est assis sur un muret en train de déjeuner. Il est immobile, comme pétrifié. Mais cette confirmation qui devrait le terrifier ne le trouble finalement pas énormément tant il a faim.

Il s’empare du morceau de pain qui est posé à côté du paysan et le mange voracement avec les doigts. Sauf que lorsqu'il le mange, sa texture semble différente de celles dont il a l'habitude. Il met cela sur le compte de sa fatigue et des évènements qu'il ne maîtrise plus vraiment. Il accompagne le pain d’un morceau de fromage présent sur les genoux du paysan. La sensation qu'il éprouve en mangeant le fromage est la même que pour le pian. Peu  importe, pense-t-il, l'heure n'est pas à faire un festin mais à se sustenter. Pour parfaire ce frugal repas il décide de boire un verre. Il empoigne alors la gourde, l'approche de sa bouche, incline la gourde mais le liquide ne coule pas ! Pris de stupeur, il secoue machinalement la gourde mais l'eau ne bouge pas. Son seul raisonnement est qu'elle doit être gelée. Il appuie sur la gourde. Son contenant n'est pas gelé mais de consistance visqueuse... Il appuie très fort sur la gourde en cuir et en extrait un morceau  d’eau comme s'il arrachait un morceau de flan et l'ingurgite. Si cela a bien le goût de l'eau cela n'en a, une fois de plus, pas la consistance.

Un peu plus paniqué par cette expérience gustative il décide de ne pas rester plus longtemps en ce lieu, traverse la cour et reprend sa route.

Le soleil est toujours là mais, sans montre, Georges a un peu de mal à se situer dans le temps. Est-ce le matin ? L'après-midi ? Il n'en sait rien. La scène de repas qu'il vient de croiser lui donne à penser que c'est le milieu de la journée. Pourtant il lui semble que cela fait plusieurs heures qu'il marche. Il s'imaginerait volontiers être en fin d'après-midi.

La marche associée au chaud soleil et au malaise intérieur que lui procurent les évènements qu'il vit l'ont beaucoup fatigué. Il commence à avoir sommeil. Il se dit qu'il ne pourra pas marcher encore de longues heures sans se reposer. Il fait grand jour, mais il décide de s'arrêter à la prochaine maison ou au prochain endroit propice à un repos.

Au bout d'un temps qu'il n'arrive plus à quantifier, il arrive en vue de ce qu'il imagine être les faubourgs de la ville. Quelques maisons apparaissent. Il y pénètre à la recherche d'une personne vivante ou bien alors d'un endroit à l'abri où il pourrait dormir. Comme à l'extérieur de la ville, rien ne bouge dans les maisons. Pas un bruit, pas un mouvement, pas un souffle d'air.

Il essaie d'ouvrir le portail de la première maison, mais celui-ci est fermé. Il en est de même des suivants. Mais, au détour d'une petite placette, il découvre une maison dont le portail est grand ouvert. Plusieurs enfants, immobiles, semblent jouer dans le jardin. La porte d'entrée de la maison est, elle aussi, ouverte. Il se risquerait volontiers à entrer afin de trouver un lit confortable ou dormir. Mais la peur (ou l'espoir) que ce monde inanimé se réveille et le surprenne dans un lit où il n'a rien à faire l'empêche d'entrer dans la maison. Il avise alors un banc situé derrière la maison. Il décide de s’y allonger et de dormir.

A son réveil,  il découvre que les enfants qui jouaient dans le jardin y sont toujours, immobiles. Il fait toujours beau, le soleil est toujours haut dans le ciel et il fait chaud. En fait, rien n'a changé.

Il ne sait pas combien de temps il a dormi, mais il est physiquement reposé. En revanche, il a une faim de loup. Il s'enhardit cette fois à pénétrer dans la maison, à la recherche de nourriture. Il n'a pas de mal à trouver la cuisine. Après avoir ouvert plusieurs placards et le garde-manger il s'attable devant un solide petit déjeuner : pain, fromage, fruits et vin. Comme la veille, les aliments ont le goût mais pas la texture habituelle. Tant pis, pense-t-il une nouvelle fois, il lui faut prendre des forces pour continuer sa quête.

Il s'est en effet décidé à aller au centre de la ville voir si ce phénomène y est aussi présent puis à passer chez lui pour prendre quelques affaires.

En entrant dans le couloir de la maison, il a aperçu un sac. Il lui serait bien utile pour prendre quelques provisions de bouche. Il va donc le chercher et le rempli d'un morceau de pain, de pommes et d'une bouteille d'eau. Une fois le sac rempli, il reprend la route.

Plus il arrive près du centre-ville, plus il arrive à se repérer. Il connait maintenant bien les lieux dans lesquels il marche. Il découvre alors une ville morte. Tout ce qu'il connaît est présent : les rues, les gens, les lieux mais comme depuis l'orage, rien ne bouge. Les fiacres sont là, au milieu de la rue, avec leur cocher et parfois leurs passagers. Des hommes et des femmes  sont aussi présents. Certains entrent dans des commerces, d'autre traversent la rue. Au coin d'une autre rue un omnibus, à son arrêt, prend ses passagers.

Il arrive maintenant sur le parvis de la gare. La belle saison apparente fait que de nombreux voyageurs s'y trouvent.
Georges s'approche de la fontaine. Ce qui l'intéresse c'est de toucher l'eau. Celle qui sort des buses est pétrifiée. On dirait de la pâte de fruits. Il plonge la main dans le bassin et en prélève un « morceau ». Un morceau d'eau, comme cette expression est inhabituelle, se dit-il. Alors qu'il est habitué à ce que l'eau comble immédiatement le vide, il peut, là, admirer le trou qu'il a provoqué à la surface du bassin. Connaissant la saleté habituelle du bassin du parvis de la gare, il se garde bien de porter le morceau d'eau à sa bouche. Peut-être que les microbes ne sont pas tous inanimés ! Non loin de lui, des enfants jouent au cerceau.

D'un seul coup, une idée lui traverse l'esprit. Au fronton de la gare se trouve une horloge. Il va enfin savoir qu'elle heure il est. Il lève alors les yeux au-dessus de lui, les protège à l'aide de sa main afin de ne pas être ébloui par les rayons du soleil et découvre l'énorme cadran qui affiche : quinze heures vingt huit. Le monde s'est donc arrêté en début d'après-midi. Mais de quel jour ? Pour le savoir il lui suffit de pénétrer à l'intérieur de la gare et de trouver un vendeur de journaux à la criée, ce qu'il fait immédiatement.
La gare est noire de monde. Georges se faufile entre les voyageurs pour arriver jusqu'au jeune crieur de journaux. Dans ses bras une pile de « Petit Journal ». Il prend le premier, le déplie et contemple sa une. La date est celle du jour mais rien sur la une ou dans les pages intérieures ne fait état de la situation dans laquelle il se trouve.

Georges ressort de la gare et vient s'assoir au bord de la fontaine, pour manger un morceau et faire le point sur sa situation.


jeudi 16 juillet 2020

Le jour où la machine s’arrêta - Chapitre III : L'arrêt de la machine

Pour vous accompagner durant tout l'été, le Gramophone Beuglant vous propose de lire une nouvelle de Gustave Boileau : "Le jour où la machine s'arrêta". Bonne lecture et à la semaine prochaine pour la suite !





Chapitre III : L'arrêt de la machine

Sans montre, il ne sait pas depuis combien de temps il marche, mais cela lui paraît être depuis des heures. Maintenant qu’il se sait sourd, il marche précautionneusement sur le bas côté de la route afin d’éviter une éventuelle charrette qui pourrait arriver dans son dos et qu’il n’entendrait pas. Mais aucune ne vient le doubler.

Un peu plus loin, au bout d’un champ, il lui semble apercevoir une diligence à l’arrêt. L’espoir de trouver quelqu’un renaît et son pas se fait alors plus alerte. Plus il s’approche et plus il arrive à distinguer la voiture. Il lui semble qu’elle est occupée. Il touche enfin au but.

Cependant, la silhouette qu’il distingue derrière la vitre ne bouge pas. Nous devons être à la mi-journée, se dit-il, peut-être fait-elle la sieste. Il accélère encore le pas. Il aperçoit dorénavant distinctement une personne assise sur le siège passager, la main sur la portière ouverte. Il se met à courir.

Il arrive derrière la voiture. Elle est occupée. Il est sauvé. Le temps d’en faire le tour et le voici face au véhicule. Un homme est bien assis sur le siège passager. Les yeux fermés, il semble dormir. Au diable les convenances, il lui tapote sur la main et lui disant des « Monsieur, s’il vous plait » qu’il n’entend plus. Mais rien n’y fait, la personne ne se réveille pas.

Serait-il mort ? pense-t-il effrayé. Il pose sa main sur la main de cet homme et constate que sa peau est chaude. Mais c’est peut-être dû au soleil. Il lui tape à nouveau sur le bras mais de manière un peu plus énergique. Le passager est toujours immobile. Il s’enhardit à mettre sa main sous la gorge de cet inconnu afin de sentir son cœur battre. Mais il ne sent rien. Affolé d’être en face d’un mort, il tâte à nouveau sans plus de résultat, palpe, avant de se décider à coller son oreille sur sa poitrine. Visiblement il ne respire pas. Il contourne la diligence et constate que le cocher est lui aussi immobile sur son siège.

Georges commence à paniquer. Il n’a jamais été ainsi confronté à la mort. Les seules fois où il a côtoyé des personnes décédées, c’était lors d'obsèques de proches. Mais à chaque fois il était entouré, il y avait les employés des pompes funèbres... Cette fois-ci, il est seul face à ces morts. Mais pourtant le corps de cet homme est chaud. Vient-il de décéder à l’instant ? Il ne sait pas. Il ne sait plus. Son cœur s’emballe, il transpire à grosses gouttes. Dans son esprit défilent les récents événements qu’il vient de vivre : après l’orage, la surdité, le voici en présence d’un mort. Mais qu’est-il en train de vivre ? C’est digne d’un roman. Il lui faut à tout prix chercher de l’aide.

Il s’éloigne du véhicule et cherche à proximité immédiate quelqu’un qui pourrait l’aider. Il se sent atrocement seul. Derrière un bosquet, il lui semble distinguer une silhouette. Il s’approche, contourne le bosquet et découvre un enfant, immobile. Il est figé dans une posture inhabituelle. Georges ne comprend pas la scène. On dirait un personnage de cire comme ceux qu’il a pu lors d’un voyage à Paris au nouveau musée Grévin qui a ouvert ces portes en 1882. Il s’aventure à toucher l’enfant. Sa peau est souple et chaude. Il s’agit d’un véritable être humain. Mais pourquoi ne bouge-t-il pas ? Pourquoi ne respire-t-il pas ?

A cet instant précis, Georges envisage sérieusement avoir basculé dans la folie. Son esprit doit avoir basculé, il est devenu fou… Mais alors comment arrive-t-il encore à raisonner, enfin ce qu’il pense encore être de la raison.

Apeuré, il se recule de cet enfant qui lui fait peur. Il fait quelques pas en arrière et trébuche sur une branche. En tombant sur le dos il aperçoit l’inouï, l’incroyable, l'incompréhensible. Il se trouve nez-à-nez avec un jeune chien à la hauteur de son visage ! Il est devant lui, à un mètre du sol, immobile, suspendu dans les airs. Il imagine que le jeune garçon qu’il vient de croiser a lancé un bâton à son chien qui a fait un bond pour l’attraper. Mais pourquoi cette action s’est figée ?

Sans force, Georges reste un long moment abasourdi, à contempler cette scène. L’idée qui lui avait traversé l’esprit à son réveil d’être confronté à un daguerréotype lui revient. C’est exactement la sensation qu’il éprouve. Il se dit alors qu’il n’est peut-être pas devenu sourd mais que tout simplement, ce monde immobile ne génère aucun bruit.

Mais au lieu de l’affoler encore plus et de le faire définitivement basculer dans la folie, cette vision ravive son sens cartésien. Il se demande comment tout cela est possible, qui est l’auteur de cette gigantesque manipulation et cherche à comprendre.

Il passe alors en revue les idées les plus folles. Peut-être est-il la victime d’une mauvaise farce ? Non, ce n’est pas possible, cela nécessiterait beaucoup trop de moyens, et puis, il est seul sans personne autour de lui. Peut-être est-il la victime d’une expérience scientifique ? Peut-être que ce qu’il voit n’est que le fruit de son imagination ? Aucune des solutions qu’il échafaude ne le satisfait pleinement.

Stupéfait par la scène qui se déroule devant lui, il reste assis par terre à contempler cet enfant et le chien qui se trouvent devant lui. C'est la première fois qu'il voit et vit un tel événement et cela le fascine. Mais rester là ne lui apporte rien et il se décide enfin à bouger.

Afin d’essayer de comprendre ce qui lui arrive et de vérifier ses théories, il décide de reprendre la route en direction de la ville.


vendredi 10 juillet 2020

Le jour où la machine s’arrêta - Chapitre II : L'orage

Pour vous accompagner durant tout l'été, le Gramophone Beuglant vous propose de lire une nouvelle de Gustave Boileau : "Le jour où la machine s'arrêta". Bonne lecture et à la semaine prochaine pour la suite !





Chapitre II : L'orage

Lorsqu’il se réveille, le jour s’est enfin levé. L’orage a fait place à un beau soleil. Georges ouvre la portière puis sort du véhicule. Dehors flottent des effluves de terre mouillée, d’humus, de forêt après la pluie. Il s’étire et fait quelques pas sur le chemin. Il est jonché de feuilles, d’épines de pin et de petites branches, autant de preuves de la violence de l’orage du matin.

Le cheval est bien mort et le cocher n’est pas réapparu. Georges récupère son cartable et décide de marcher le long du chemin à la rencontre d’une maison, d’un riverain, d’un paysan… bref d’une âme qui pourrait lui dire où il se trouve et l’accompagner jusqu’au hameau.

Il commence à marcher d’un bon pas. Mais très rapidement il ressent une étrange sensation. Tout semble normal mais quelque chose ne va pas. Georges regarde autour de lui. La forêt est là, comme hier, elle n’a pas changé. Le chemin est là, lui aussi. Le ciel est bleu, le soleil brille, les oiseaux… Mais oui, c’est cela ! Les oiseaux ne chantent pas. Il n’y pas que les oiseaux d’ailleurs. Aucun bruit ne se dégage de la nature. Pas le moindre chant d’oiseau, ni de bruit d’insecte. Le silence total.

Que s’est-il donc passé durant cet orage et durant son sommeil ? Tous les animaux ont-ils été tués par la foudre ? Cela paraît peu probable. Peut-être ont-ils fui l’orage ? Il en resterait quand même quelques-uns, trop faibles pour partir ou blessés.

Pourquoi ce silence ? Georges essaye de regarder autour de lui à la recherche d’un insecte, d’un oiseau, d’un petit mammifère. Il pose son cartable et s’agenouille espérant trouver dans l’herbe quelques coléoptères. Se rappelant que ceux-ci nichent souvent sous les pierres ou sous les vieilles souches il en soulève une et découvre une colonie de fourmis… immobiles !

Il y a donc des animaux mais ils sont morts. Il se relève pour continuer sa quête et s’aperçoit alors que ce n’est pas seulement les animaux qui sont immobiles mais aussi la végétation. Pas une feuille, pas une branche, pas le moindre bout d’herbe qui ne bouge. En fait, rien ne bouge. Hormis lui, tout est parfaitement immobile. Il n’y a d’ailleurs aucun souffle d’air.

Voilà donc la raison du malaise qu’il ressent, tout est parfaitement immobile et silencieux. La première idée qui lui vient à l’esprit est qu’il est à l’intérieur d’un décor de théâtre. Il sort à nouveau sa montre à gousset. Elle est toujours arrêtée. Impossible de savoir si elle a été endommagée par la foudre ou si elle participe, elle aussi, à ce vaste arrêt des éléments. Comme pour se rassurer il saute sur place, gesticule afin de se prouver qu’il est toujours vivant.

La solution ne pourra venir que d’une rencontre avec une autre personne. Il faut donc qu’il rejoigne une zone habitée afin de trouver des habitants qui pourront lui expliquer ce qui s’est passé. Peut-être même que l’on est déjà à sa recherche et que son client, ou plus sûrement sa femme, ont appelé la police pour lui signaler sa disparition.

Il imagine déjà le Petit Journal relatant ce mystérieux orage et sa disparition. Son cerveau s’emballe. Non, il doit rester calme. Il ramasse son cartable et repart en sens inverse du chemin qu’il a parcouru le matin.

Sur le trajet aller, il n’avait rencontré aucune habitation, mais il met cela sur le compte du manque de visibilité et espère croiser prochainement une maison ou une ferme où il trouvera âme qui vive.

Voilà déjà un long moment qu’il marche sans s’arrêter et il n’a encore rencontré personne. La forêt est toujours immobile et silencieuse. Il commence à avoir faim. Il ouvre son cartable espérant y trouver un cachou. Mais il n’a rien emporté. Son cartable est désespérément vide de tout aliment.

Il continue à marcher. Son rythme se fait un peu plus lent et il a chaud. Il est vrai que sa tenue de ville n’est pas la plus appropriée pour la marche en campagne. Mais dans les circonstances actuelles il n’a guère d’autre choix que de continuer.

En regardant au loin, il lui semble enfin apercevoir une maison. Son moral s’améliore en s’imaginant pouvoir y trouver de l’aide. Encore un ou deux kilomètres et il sera sur place.Il s’agit d’une vieille masure en assez mauvais état mais qui semble habitée puisqu’il y a des rideaux aux fenêtres. Il s’avance donc dans la cour et visite successivement la grange puis un abri dont la porte est entrouverte mais il n’y trouve personne. Il se résout donc à faire tinter la vieille cloche accrochée sur la façade à côté de la porte d’entrée. Il tend l’oreille mais n’entend pas de bruit de cloche. Il frappe alors à la porte. Mais à sa grande surprise les coups portés par ses doigts sur le bois n’émettent aucun son. De tels coups doivent émettre ne serait-ce qu’un son sourd, mais là, rien.

C’est alors que Georges se rend compte que depuis qu’il s’est réveillé, étant seul, il n’a pas prononcé le moindre mot. Il comprend que la déflagration de la foudre tombant sur le fiacre l’a rendu sourd. Il se met alors à crier et, en effet, il n’entend aucun son. C’est comme si le monde s’écroulait autour de lui. Il est devenu totalement sourd. En une fraction de seconde il se remémore tout ce qu’il aimait entendre : la voix de sa femme, celle de son fils, un opéra, le doux clapotis de l’eau de la rivière, le feu qui crépite dans la cheminée… Autant de sons qu’il n’aura plus jamais le plaisir d’entendre. Toujours sur le perron de la maison, il tombe à genoux et se met à pleurer. Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi, ne cesse-t-il de se répéter.

Lui qui était heureux, passionné de sciences et de découvertes, entouré d’une famille aimante, le voilà dorénavant infirme. Il reste ainsi prostré pendant un long moment, sans bouger, le regard vide à se lamenter sur son sort. Petit à petit il se ressaisit, se dit qu’il est toujours vivant, qu’il va retrouver ceux qu’il aime et que peut-être avec un peu de chance, les récents progrès de la médecine lui permettront de retrouver un peu d’audition. Il a vu, lors de la dernière exposition universelle de merveilleux cornets acoustiques dont, dit-on, certain permettent de recouvrer l’ouïe. Il se relève et cherche à nouveau dans la ferme une personne qui pourrait l’aider. Il tambourine sur la porte mais sans résultat.

En désespoir de cause, il reprend ses affaires, sort de la propriété et reprend le chemin qui doit le ramener en ville. Par moment, il s’imagine vivre un cauchemar et se pince fortement. Le seul résultat est une douleur à l’endroit pincé mais rien d’autre ne change.


vendredi 3 juillet 2020

Le jour où la machine s’arrêta - Chapitre I : Le rendez-vous

Pour vous accompagner durant tout l'été, le Gramophone Beuglant vous propose de lire une nouvelle de Gustave Boileau : "Le jour où la machine s'arrêta". Bonne lecture et à la semaine prochaine pour la suite !

Chapitre 1 – Le rendez-vous

Il est sept heures et le jour n’est pas encore levé lorsque Georges Brétavia décide de quitter son hôtel particulier afin de se rendre chez son client. Il n’aime pas particulièrement les rendez-vous de travail à des heures aussi matinales, mais son correspondant ne lui a pas vraiment laissé le choix : ce sera ce mardi matin à 8h !

Et puis, il faut dire que ce rendez-vous l’intrigue particulièrement. Son correspondant lui a  expliqué qu’il avait eu connaissance de son dernier voyage en terre africaine et de ses recherches sur  l’amélioration de l’être humain et qu’il avait un objet à lui transmettre qui l’intéresserait vraisemblablement. Georges Brétavia s’était en effet rendu dernièrement en Afrique, voyage au cours duquel il avait effectué à de nombreuses recherches notamment sur des plantes indigènes aux pouvoirs encore inconnus. Mais comment ce mystérieux correspondant en avait-il eu connaissance et quel était cet objet qu’il voulait lui remettre ? Autant de questions auxquelles il aurait les réponses dans quelques heures.

Tout en descendant l’escalier, Georges rappelle ce rendez-vous à son épouse et lui dit qu’il espère rentrer pour le déjeuner. Il lui demande d’embrasser pour lui son fils et lui dit combien il les aime tous les deux et qu’il se languit d’être de retour à la maison.

Le temps de glisser quelques livres dans la sacoche qui ne le quitte jamais, et le voilà parti. Le fiacre l’attend au pied de l’escalier. Il s’y engouffre après avoir donné l’adresse de destination au cocher. De temps en temps il jette un coup d’œil sur ce cartable fétiche qui contient tout ce dont il a besoin pour travailler.
Le temps n’est pas spécialement beau. Les cochers n’apprécient pas de conduire sous la pluie et il va sûrement encore mettre plus d’une demi-heure pour se rendre à destination. Il demande donc au cocher de changer d’itinéraire afin de gagner un peu de temps. Il ne traversera pas la ville mais se rendra chez son client en suivant les lices. La route est en effet plus dégagée. Une fois la porte des remparts franchie puis les faubourgs, il lui reste encore de la route à faire. La maison de son client se situe dans un hameau à l’écart de la ville éloigné de tout village et de toute habitation à plusieurs kilomètres. Un lieu propice à la retraite, à la méditation ou à un séjour en amoureux, se dit-il. Il se dit aussi qu’il pourrait y emmener Eugénie, sa femme, pour un week-end romantique.

Il pleut maintenant et la route mouillée lui renvoie le faible reflet des phares du fiacre. Cela fait bientôt une heure qu’il est parti et il aurait dû trouver le croisement à l’intersection duquel il est sensé tourner à droite. Le tonnerre gronde et les éclairs se rapprochent. Même s’il n’a pas peur, Georges trouve la situation peu rassurante. A l’aube, en campagne, dans un endroit qu’il ne connaît pas avec une météo épouvantable, il espère que le cheval ne glissera pas sur un mauvais pavé ou dans une ornière. Il s’amuse à imaginer, comme dans les romans d’épouvante, voir déboucher à chaque virage un paysan hirsute brandissant une hache ! Mais rien de tout cela, seulement de la pluie, du tonnerre et des éclairs.

L’orage se rapproche. Avec lui, la foudre se fait de plus en plus pressante. Il n’y voit plus rien. Il demande donc au cocher de tenter de se ranger le long du chemin dès qu’il apercevra un endroit abrité. Cela devrait lui permettre d’attendre un instant que la pluie se calme un peu. Cela ajoute un côté dramatique à ce rendez-vous mystérieux.

Le dernier éclair est tombé si près de lui qu’outre le bruit assourdissant, le flash de lumière l’a quasiment aveuglé. Le fiacre s’est arrêté. Il reste ainsi de longues minutes à attendre un répit qui ne vient pas. Un nouvel éclair déchire le ciel. Cette fois-ci il a choisi de s’abattre sur la voiture. L’impact est si fort que Georges en perd connaissance.

Georges reprend ses esprits, un peu groggy, tel un boxeur qui vient d’essuyer un mauvais coup. Combien de temps est-il resté ainsi inconscient ? Il ne le sait pas. Il sort sa montre à gousset de la poche de son veston mais celle-ci s’est arrêtée, probablement au moment de l’impact. La pluie battante ruisselle sur les vitres du fiacre.

Il ne sait pas l’heure qu’il est, il ne sait pas où il est et le mauvais temps ne l’encourage pas à de sortir de l’habitacle. Confronté à de telles circonstances il décide donc d’attendre que les éléments se calment.

Il commence désormais à avoir froid. Il se souvient que sous le siège du cocher se trouve toujours une couverture. Il ouvre la porte du fiacre, se glisse à l’extérieur et dans l’aurore blafarde sans lune tente de héler le cocher. Il n’aperçoit que le siège vide. Il imagine que le cocher est peut-être descendu à la recherche d’une aide. Il découvre aussi le cheval gisant au sol, vraisemblablement atteint par la foudre. Il monte à la place du cocher, soulève la malle sur laquelle celui-ci était assis à la recherche de la précieuse couverture qu’il trouve enfin. Il revient alors à l’intérieur du fiacre, s’enroule dans la couverture et ferme les yeux.

Malgré le vacarme du tonnerre et des éclairs qui semblent toujours tourner autour de lui, il tente de s’endormir. Au bout d’un moment il y parvient, sans doute aidé par la fatigue liée aux évènements étranges de cette matinée.