vendredi 31 juillet 2020

Le jour où la machine s’arrêta - Chapitre V : Les expériences

Pour vous accompagner durant tout l'été, le Gramophone Beuglant vous propose de lire une nouvelle de Gustave Boileau : "Le jour où la machine s'arrêta". Bonne lecture et à la semaine prochaine pour la suite !






Chapitre V : Les expériences

Tout en attaquant un morceau de pain à pleine dents, il récapitule les éléments dont il dispose. Il est parti un mardi matin, sous l'orage. A la suite d'un éclair tombé sur son fiacre, il a perdu connaissance et à son réveil, il constate que le temps s'est arrêté à quinze heures vingt-huit. Il n'a pas changé de lieu puisqu'il est toujours dans sa ville et il semble lui-même en bonne santé. De nombreuses questions se posent alors à lui : ce phénomène est-il définitif ou temporaire ? Est-il réversible ? Si oui, comment ? Aucune de ces questions n'a, pour le moment, de réponse. Mais comme sa visite de la gare lui a donné quelques indices sur la date du phénomène, il se dit qu'en parcourant la ville il aura peut-être la chance d'en découvrir d'autres.

Après avoir achevé son repas, il repart en quête d'éléments de compréhension. La gare n'est guère éloignée de sa maison. Il décide donc de commencer sa quête par la visite de son domicile. Car un doute le tenaille encore, une question à cet instant encore sans réponse : est-il au milieu d'un monde qui s'est arrêté à l'exception de lui-même ou bien a-t-il été projeté dans un monde parallèle ? Si cette dernière hypothèse devait se vérifier, il devrait s'attendre à rencontrer son « double » du monde parallèle.

C'est ce besoin de vérification qui l'entraine chez lui. La journée est radieuse, comme une belle journée de printemps. Le type de journée qu'il apprécie particulièrement. Une journée agréable où l'on prend plaisir à sortir, même pour son travail, où la clémence de la météo vous communique sa bonne humeur. Alors qu'il remonte le boulevard qui l'amène à son hôtel particulier, il se remémore son dernier rendez-vous de travail, ses derniers contacts avec ses clients. Son humeur se fait plus joyeuse, mais l'arrivée devant sa maison le ramène a plus de gravité et d'angoisse.

Que va-t-il trouver en entrant chez lui ? Son épouse sera-t-elle là ? Sera-t-elle aussi figée ? Il pose une main tremblante sur la poignée de la porte. Son rythme cardiaque s'accélère. Il redoute ce qu'il va trouver à l'intérieur même si, en fait, il s'imagine trouver sa petite famille figée dans des attitudes de la vie courante. Il monte les deux marches amenant à la porte d'entrée. Avant d'abaisser la poignée il tape à la porte comme dans l'attente d'une réponse qui le soulagerait et le délivrerait. Mais bien sûr, ses coups n'émettent aucun son, pas plus qu'il n'obtient de réponse. Il abaisse la poignée. La porte est fermée. A cette saison, la porte arrière de la maison donnant sur la terrasse est très souvent ouverte. Il fait le tour du jardin et constate en effet que la porte est ouverte. Il entre dans la maison. Comme partout, il y règne un calme inquiétant. Ne trouvant personne dans le salon, il continue son exploration jusqu’à la chambre à coucher où il trouve son épouse, elle aussi figée. Elle est en sous-vêtement et visiblement en train de se changer. Il s’arrête un instant, s’assoit sur le lit et contemple celle qu’il aime depuis toujours. Une bouffée de tendresse l’envahit.

S’est-elle rendu compte de sa disparition avant que ce monde se fige ? Prestement, il se lève et se dirige vers son bureau à la recherche d'un élément indiquant que l'on a commencé à le chercher. Il regarde le courrier cherche un mot manuscrit, une note, mais en vain. Pourtant l'horloge de la gare indiquait quinze heures vingt-huit. Le monde s'est donc arrêté à ce moment-là, soit bien après l'orage. S'il n'était pas rentré déjeuner ce midi, son épouse n'aurait pas manqué de le chercher ou peut-être même de partir à sa recherche. Mais comment le savoir ? Rien dans sa maison ne laisse transparaitre une telle quête. Cette absence d'information est frustrante.

Cette découverte le bouleverse car il prend alors conscience qu'il est seul. Il n'a plus sa confidente à qui il racontait tout, à qui il demandait conseil, sur qui il savait pouvoir s'appuyer dans les moments de doute. Seul. Il va devoir se débrouiller seul, comprendre seul ce qui lui arrive et s'en sortir seul.

Seul, seul, seul... Ces mots résonnent dans sa tête. Avant de reprendre sa quête il décide de vérifier que son fils est lui aussi figé. Il se rend donc à l'école toute proche, Mais elle ne se trouve pas précisément à proximité. Il commence à en avoir assez de marcher. Dès qu'il est dans la rue, il avise un vélo posé devant la devanture d'un magasin, et le prend. Il s'aperçoit que le vélo tient debout seul. Encore une des conséquences de ce monde figé. L'attraction terrestre ne semble pas avoir de prise sur les objets. Il suffit de poser le vélo droit sur ses roues pour qu'il tienne tout seul. S'il avait un instant il prendrait presque du plaisir à tenter un certain nombre d'expériences afin de connaître les réactions des objets et des choses de cet univers ainsi que leurs limites.

Mais ce n'est pas le sujet. Il enfourche le vélo et se dresse sur les pédales. Malheureusement, une fois de plus, les éléments ne réagissent pas comme il l'entendrait. Alors qu'il est debout sur les pédales le vélo reste immobile malgré l'énergie surhumaine qu'il développe. Le vélo ne  se couche pas par terre, ne tombe pas mais n'avance pas. Cela lui rappelle la sensation que l'on peut avoir dans certains rêves de vouloir avancer mais sans y parvenir. Il décide donc de laisser là le vélo et de continuer sa quête à pieds. Mu par un réflexe de l'autre monde, il range soigneusement le vélo contre le mur. A quoi bon ? Se dit-il une fois l'action achevée, j'aurais pu le laisser en plein milieu de la route, puisque rien ne serait venu le heurter.

Il marche donc un long moment avant d'arriver à l’école. Là encore, ses sens sont fortement perturbés par ce soleil qui, au bout d'une telle course, aurait dû décliner mais qui reste toujours immobile au zénith. Il enjambe la clôture de la cour et s'approche de la fenêtre de la classe. A travers la vitre il distingue sans peine son fils assis derrière sa petite table, l'air rêveur. En d'autres moments cette scène l'aurait attendri mais là, il ne peut retenir ses larmes. Il se laisse choir dans la cour de récréation, la tête entre les mains. Tout ce qu'il aimait, tous ceux qu'il aimait se trouvent devant lui mais dans un autre monde auquel il n'a pas accès.

Il est fatigué par sa course, par les évènements qu'il ne comprend ni ne maîtrise. Il s'allonge sur le sol, au doux soleil, et s'endort. Combien de temps reste-t-il ainsi ? Il ne le sait pas puisqu'à son réveil le soleil brille toujours et que rien n'a changé.

Reposé il décide de reprendre le contrôle de lui-même, de mettre de l'ordre dans son esprit et d'analyser de la manière la plus cartésienne possible ce qui lui arrive.

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